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Le français, un outil d’enracinement et d’ouverture en Louisiane - Par Florian Hurard, équipier FSF

Le français, un outil d’enracinement et d’ouverture en Louisiane

Par Florian Hurard, équipier FSF

Si la langue française peut constituer « une arme et un levier » de développement durable en Afrique, cela vaut aussi pour d’autres régions du monde, y compris dans des pays considérés comme développés, tels que les États-Unis. Partout, les sociétés constatent les défaillances de notre modèle de développement trop exclusivement économique hérité du XXe siècle. Partout, des initiatives individuelles ou collectives tendent à poser les bases d’un autre système, moins destructeur, plus humain, plus respectueux de l'environnement et finalement plus enrichissant. Il invente de nouvelles façons de consommer, de produire, de fonctionner : donnons les exemples de l'Économie sociale et solidaire, du marché des produits biologiques, de l'Économie circulaire, verte, de la révolution numérique, des modes de fonctionnements collaboratifs, participatifs, de proximité... Dans ce contexte global, il est possible, pour ne pas dire probable, que cette prise de conscience accélérée et de plus en plus généralisée donne un nouveau souffle à la langue française. Parce qu'elle offre l'opportunité aux territoires de se développer différemment... Un exemple ? La Louisiane.

 

 Depuis près de trois siècles, la francophonie louisianaise est parvenue à survivre, bon an mal an, jusqu’à nos jours. On estime aujourd’hui que la langue française y est pratiquée par environ 150 000 personnes, soit environ 3 % de la population totale. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle revient de loin.

 

Colonisée par quelques milliers de Français et d’esclaves africains au cours du XVIIIe siècle, rejoints ensuite par de nombreux Acadiens (ou Cadiens) chassés de chez eux par les Anglais, la Louisiane était encore majoritairement francophone au tournant des XIXe et XXe siècles. Dés lors, la situation change radicalement. D’une part, l’essor de l’industrialisation entraîne l’arrivée massive d’Américains anglophones et, par conséquent, la dilution rapide de la population francophone locale. D’autre part, une véritable politique d’assimilation est mise en place notamment à travers la scolarisation obligatoire en anglais (1916). L’usage du français est alors strictement interdit dans les écoles sous peine de punitions. 200 lignes : je ne dois pas parler français est d’ailleurs le titre (et le refrain) très explicite d’une chanson de Hadley Castille, célèbre musicien cajun décédé en 2012. L’assimilation progressive des francophones américains au cours du XXe siècle est ainsi le fruit des circonstances et le résultat d’une volonté assumée et encouragée en très haut lieu. Dans une lettre saisissante adressée au Premier Ministre Canadien William Lyon Mackenzie King en 1942, le Président Roosevelt évoque clairement la possibilité d’ « établir une sorte de planification – qui n’aurait pas besoin d’être écrite, ni même rendue publique – qui nous permettrait d’atteindre plus rapidement notre objectif d’assimiler les Canadiens français de la Nouvelle-Angleterre et les Canadiens français du Canada dans l’ensemble de nos sociétés respectives ». Si le Président des États-Unis fait ici référence aux Américains francophones installés en Nouvelle-Angleterre, notamment dans l’État du Maine, il est évident que le projet d’assimilation s’applique aussi, peut-être d’abord, aux francophones de Louisiane.

 

Tout au long du XXe siècle, la langue française ne cesse de décliner au « Pays des Cadiens ». Nombre d’entre eux font même le choix, par honte ou crainte de la marginalisation, d’éduquer leurs propres enfants en anglais afin de leur donner les meilleures chances d’intégration. La rupture brutale de la chaîne de transmission linguistique et culturelle donne alors naissance à toute une génération exclusivement anglophone : la « génération perdue ». À partir de là, le pronostic vital de la francophonie louisianaise est sérieusement engagé. Et pourtant, durant cette période difficile, la langue française s’accroche et résiste grâce, en grande partie, à la musique. La Louisiane doit en effet une part importante de sa renommée internationale à sa culture métissée et aux genres musicaux qui s’y sont épanouis, à commencer par le cajun et le zydeco. Sans la musique, qui a largement contribué à forger l’identité même de la Louisiane, le français n’aurait peut-être pas survécu. Ou beaucoup plus difficilement. Par leur enthousiasme et leur détermination, ces chanteurs, violoneux et autres accordéonistes ont su entretenir la flamme de leur langue (et continuent d’ailleurs de le faire, à l’instar de Zachary Richard) en attendant des jours meilleurs.

 

Au tournant des années 1960 et 1970, les pouvoirs publics entament un virage à 180°. Après des décennies de brimades à l’égard de la langue française, des personnalités issues du monde politique ou économique réalisent et décident qu’elle peut constituer un précieux atout pour l’État. C’est à cette époque que le député James Domengeaux (1907 – 1988) créé, avec le soutien de la Chambre de Commerce, de la Chambre des Représentants et du Sénat louisianais, le Conseil pour le développement du français en Louisiane (codofil), à Lafayette, en 1968. Au-delà de la promotion de l’enseignement du français, l’un des objectifs fondamentaux du codofil est de « faire tout ce qui est nécessaire pour encourager le développement, l'utilisation et la préservation du français tel qu'il existe en Louisiane pour le plus grand bien culturel, économique et touristique pour l'État ». On commence alors tout doucement à prendre conscience que les particularités et l’identité de la Louisiane, fondées notamment sur la langue française, constituent une force et un avantage considérables. Le constat est d’autant plus vrai aujourd’hui, à une époque où l’on mesure davantage l’importance d’un développement durable, équilibré et épanoui des territoires du monde entier.

 

Dans les années 2000 émerge la notion d’Intelligence Territoriale, envisagée comme un mécanisme visant à promouvoir et assurer l’attractivité et le Développement Durable des territoires. Dans le cas de la Louisiane, la francophonie est évidemment un outil d’Intelligence Territoriale très précieux, une véritable mine d’or pour l’État et l’ensemble de sa population. Les jeunes Louisianais en particulier sont de plus en plus nombreux à comprendre l’intérêt et la nécessité socio-économique d’entretenir et développer cet héritage si particulier. C’est le cas par exemple de Stephen Juan Ortego, jeune architecte spécialisé dans le design écologique, élu à la Chambre des Représentants de Louisiane en 2011. Infatigable défenseur et promoteur de l’identité culturelle et linguistique de son État natal, il entend « faire de la Louisiane un point central dans l’économie culturelle mondiale en attirant les touristes francophones ainsi qu’américains tout en mettant en valeur et en préservant son héritage français ». Dans la Louisiane du XXIe siècle, la francophonie peut à la fois stimuler le développement économique, contribuer au lien et au bien-être social, et peut-être encourager la préservation de l’environnement. C’est une question d’état d’esprit. Il est évident que les habitants d’un territoire vivant, épanoui, vécu comme un héritage et un patrimoine communs, seront plus disposés à prendre soin de ce qui les entoure.

 

Au-delà encore une fois des discours et des intentions, le renouveau du français en Louisiane semble bel et bien engagé. Bien entendu, la langue revient occasionnellement sur le devant de la scène, à l’occasion des grands rendez-vous culturels, tel que le Festival International de Louisiane qui se tient chaque année, depuis 1986, à Lafayette, en plein cœur de l’Acadiane, la principale région francophone de l’État. Mais pour avoir une chance de s’y (ré)implanter durablement, c’est au quotidien que le français doit s’afficher, au côté de l’anglais. C’est une entreprise laborieuse et permanente à laquelle s’emploient le codofil et une multitude d’acteurs tous plus convaincus les uns que les autres de la fertilité d'une langue française vivante et vécue. En 2014, le député démocrate Stephen Juan Ortego fait ainsi voter une loi autorisant 22 paroisses (ou comtés) à mettre en place une signalisation routière bilingue. Peut-être verrons-nous bientôt fleurir en Louisiane des panneaux « Stop – Arrêt » comme au Nouveau-Brunswick. Sur les ondes, une vingtaine de radios francophones sont disponibles. Dans le domaine scolaire, des classes d’immersion, où l’on peut étudier et suivre le programme américain en français, sont mises à la disposition des jeunes Louisianais. Aujourd’hui, plus de 4 000 élèves sont concernés et les demandes d’inscriptions augmentent, d’où la nécessité de recruter et faire venir des professeurs de l’étranger, notamment des Antilles. Ces élèves prendront peut-être un jour la décision de parler français à leurs enfants afin d’entretenir la transmission ou, plus ambitieux encore, de reconstituer le chaînon manquant.

 

Certes, il est toujours difficile, en ce début de XXIe siècle, de vivre pleinement en français en Louisiane. Mais, comme le souligne Charles Larroque, directeur du codofil, « c’est un travail de longue haleine, nous sommes en train de refaire notre monde, morceau par morceau, et on est en train de créer des espaces francophones ». En d’autres termes, la Louisiane s'efforce tout doucement de renouer avec son passé, (re)plonger dans ses racines, pour mieux envisager son avenir mais aussi s’ouvrir au monde. Les nombreux jeunes Louisianais qui souhaitent vivre en français et/ou le (ré)apprendre pour le transmettre à leurs enfants ont la chance, grâce à la technologie et aux programmes d’échanges, de pouvoir entrer facilement en contact avec l’ensemble du monde francophone.