· 

[TRIBUNE] L’amitié franco-allemande est-elle aussi linguistique ?

Un état des lieux du Français et de l’Allemand des deux côtés du Rhin

par Fiona Desnos

La France et l’Allemagne occupent une place centrale au cœur de l’Europe et de l’Union européenne. Ce duo de puissances européennes est le fruit d’une longue histoire commune, tantôt marquée par d’intenses conflits, tantôt par une coopération étroite. Après pas moins de trois guerres en moins d’un siècle, les liens entre la France et l’Allemagne se sont durablement établis. En effet, leur « réconciliation spectaculaire » à l’issue de la Seconde Guerre mondial a permis d’inscrire leurs liens profondément sur le plan social, culturel et économique. Cela a notamment mené à des prises de positions convergentes sur les questions européennes clés et leurs initiatives d’adoption de politiques et de réformes importantes, telles que la création de la zone euro ou encore le Traité de Lisbonne.

 

 

De nos jours, il est souvent fait mention de la fameuse amitié franco-allemande, ce couple fort qui partage les mêmes valeurs. Or, la pierre angulaire d’une amitié, que ce soit entre individus ou entre Etats, n’est autre que la communication. Sans communication adéquate, aucun partage n’est possible. La communication étant principalement fondée sur un échange linguistique, l’importance de la maîtrise, ou du moins d’une connaissance suffisante de la langue du partenaire est indispensable. C’est pourquoi il est particulièrement important de se pencher sur les liens linguistiques de ces deux pays, et plus particulièrement sur la langue française en Allemagne, et la langue allemande en France.

 

Bien qu’il s’agisse de deux Etats multilingues, le taux de plurilinguisme est proportionnellement bas. De prime abord, il s’agit de deux notions étroitement liées, souvent considérées comme substituables et équivalentes. Néanmoins, elles se différencient en ce qu’elles font référence, tout d’abord, à deux échelles différentes. Alors que le multilinguisme est généralement apprécié sur le plan d’une société ou d’une région, le plurilinguisme met l’accent sur la compétence linguistique personnelle des individus. Ainsi, le multilinguisme fait référence à une coexistence de plusieurs langues sur un même territoire au sein d’une société ou d’une communauté, faisant souvent écho à une grande diversité culturelle et ethnique. Le plurilinguisme, quant à lui désigne, plus précisément la capacité des individus à maîtriser et utiliser diverses langues. Le multilinguisme ne rime donc pas nécessairement avec plurilinguisme, puisqu’une région, une société donnée peut être multilinguiste sans pour autant que l’ensemble des individus soient plurilingues.

 

Les objectifs actuels, tant au niveau européen qu’au niveau national, se concentrent sur le développement du plurilinguisme. Ainsi, diverses réformes européennes et francaises sont venues modifier le système scolaire sur le plan de l’apprentissage des langues vivantes étrangères.. En effet, le développement des capacités linguistiques, notamment chez les plus jeunes, répond à des enjeux sociaux, culturels, économiques et politiques au sein de l’Union européenne. Le présent article se penche sur la question de savoir de quelle manière l’aspect linguistique peut venir renforcer les liens entre ces deux pays voisins. Pour ce faire, une analyse de l’état actuel du partage des langues française et allemande sera faite, tout en soulignant les lacunes perceptibles et enfin finir par évoquer d’éventuelles améliorations à entreprendre dans le futur. La francophonie en Allemagne, et la germanophonie en France D’abord langue de la Cour au siècle des Lumières par excellence, puis langue propagée au-delà du continent européen lors de la colonialisation, où elle fut imposée aux peuples autochtones, l’importance du français ne se limite pas à l’histoire, mais s’étend également sur la géographie. D’autre part, le francais est venu influencer la population allemande à la suite des guerres franco- allemandes passées, durant lesquelles la population, la culture ont également été fortement impactées. Bien que ressentis à travers l’ensemble des deux pays, lesdits impacts sont venus bouleverser les populations des régions transfrontalières franco-allemandes en première ligne, et se font ressentir encore aujourd’hui. Que ce soit l’Alsace et la Lorraine du côté français, ou le Bade- Wurtemberg et la Sarre du côté allemand, les traces des évènements passés et de la proximité avec le voisin ne sont pas seulement perceptibles, mais font partie du paysage régional et du quotidien des populations.

 

Bien qu’il s’agisse du plus petit Land d’Allemagne, la Sarre est le plus francophone de tous. 2 Selon les statistiques du Statistisches Bundesamt pour l’année 2021/2022, près de la moitié des élèves sarrois choisissent le français comme langue étrangère, alors qu’ils ne sont qu’un peu plus d’un quart en Rhénanie-Palatinat, et un peu moins d’un quart au Bade-Wurtemberg. Par conséquent, le nombre de locuteurs français permet à la Sarre non seulement de communiquer avec son voisin, mais aussi d’en tirer des avantages sur le plan économique. La France représente depuis 2017le marché d’exportation le plus important de la Sarre 3 et constitue son premier partenaire économique sur une échelle locale. De même, sur le plan de la recherche, la Sarre séduit de nombreux entrepreneurs et investisseurs français, donnant lieu à de nombreuses implantations de sociétés françaises 5 de l’autre côté de la frontière. La Sarre a également misé plus récemment sur sa « Frankreich Strategie », grâce à laquelle elle espère atteindre son but de faire de son Land une région bilingue franco-allemande d’ici 2043.

 

En contrepartie, la France profite également de cette proximité et du nombre importants de francophones sarrois, puisque près de 18 000 personnes se déplacent quotidiennement de la France vers la Sarre pour travailler. Idem pour le secteur de l’éducation, où la Sarre met l’accent sur l’apprentissage du français en misant notamment sur une familiarisation avec la langue dès le plus jeune âge au sein de jardins d’enfants et dans les écoles élémentaires. En effet, près de la moitié des jardins d’enfants sarrois et 40% des « Elysée-Kitas » suivent un programme bilingue franco-allemand, immersif pour la plupart. Selon le Ministère de l’éducation et de la culture sarrois, l’enseignement du français se poursuit dès la classe préparatoire de l’école primaire, et dans un quart des cas de façon continue jusqu’au collège. Ces efforts conséquents au niveau de l’éducation permettent donc au français de se développer jusqu’à s’implanter dans la population sarroise, et ce bien plus que dans le reste des Länder allemands. Contrairement aux chiffres plutôt encourageants de la Sarre, où près de la moitié des élèves optent pour le français en tant que langue étrangère, le français perd de sa popularité dans le reste de l’Allemagne. Selon les statistiques du Statistisches Bundesamt, l’année 2021/2022 marqua le niveau le plus bas d’apprentissage du français dans les écoles allemandes depuis l’année scolaire 1994/1995. En Rhénanie-du-Nord-Westphalie, ce taux s’élève à seulement 11,5%. 8 Plus l’on se dirige vers l’Est, plus l’apprentissage du français se fait rare dans les écoles : dans les Länder de Mecklembourg-Poméranie et de Saxe-Anhalt, on ne compte que 10,6 et 10,7% d’élèves apprenant le français à l’école, toujours pour l’année scolaire précitée.

 

Malgré les chiffres semblant transcrire une baisse de l’intérêt des élèves allemands pour l’apprentissage du français, elle demeure, en 2022, avec 12,3 millions de locuteurs français le pays européen le plus francophone et se place juste après la France, et devance même l’Italie. En France, l’allemand n’est pas la langue vivante étrangère la plus populaire auprès des élèves après l’anglais : c’est l’espagnol. En effet, en 2022, 99,7 % des élèves du second degré apprennent une première langue vivante. Parmi eux, seulement 2,5 % apprennent l’allemand contre 96,2% l’anglais et 1% l’espagnol. Dans le second degré, parmi les 79,8% des élèves apprenant une deuxième langue vivante, seulement 14,8% ont choisi l’allemand, contre 73,5% l’espagnol. On remarque donc que les élèves, parmi ceux apprenant une seconde langue vivante, optent pour la très grande majorité pour l’espagnol. Ainsi, l’allemand, pourtant plus appréciée des élèves dans les années 1990, se voit de plus en plus concurrencée par cette langue latine qui attire la jeunesse. Cette constatation mérite que l’on y prête attention, puisque cela ne rend aucunement compte de l’étroitesse des liens entre la France et l’Allemagne sur le plan politique, économique, et culturel.

 

L’amitié linguistique franco-allemande entre défis, enjeux et nécessité de développement

 

Il est essentiel de cerner les difficultés empêchant la francophonie de continuer à croître en Allemagne, et inversement, celles empêchant la germanophonie d’évoluer en France. Comme le souligne Thérèse Clerc, Présidente de l’Association pour le Développement de l’Enseignement de l’Allemand en France (ADEAF), durant son intervention à la table ronde de la Maison Heinrich Heine sur le thème « Pour la diversité linguistique : quelle dynamique franco- allemande ? » du 11 février 2019,  un grand paradoxe persiste entre l’état actuel de la germanophonie en France et le paradigme franco-allemand dans lequel nous vivons, où l’accent est mis sur la réconciliation, le soutien et l’amitié. Il est tout à fait légitime de se poser la question de savoir comment une amitié franco-allemande peut exister alors que les populations respectives ne connaissent, pour la grande majorité, pas la langue de leur partenaire.

 

Il est important de rappeler ici que l’apprentissage de la langue de son partenaire, donc des français de l’allemand et inversement, et par la suite de sa maîtrise, a divers avantages. Sur le plan diplomatique par exemple la langue permet, tout simplement, de communiquer. Cette communication se trouve fortement facilitée lorsque les dirigeants et représentants français et allemand parle la langue de leur partenaire afin d’échanger dans une même langue, ou du moins en ont une compréhension suffisante. Certains diront peut-être que si une communication en anglais est possible, il n’y a pas d’utilité à ce qu’elle se fasse en français et en allemand. Or, il n’est pas nouveau que les individus s’expriment bien plus aisément dans leur langue maternelle. Imaginons ainsi, par exemple, que des négociations diplomatiques et politiques entre un dirigeant allemand et un dirigeant français se font dans les deux langues. Cela permettrait, a minima, à ce que chacun des dirigeants puisse s’exprimer dans sa langue maternelle, tout en étant capable de comprendre son partenaire dans sa langue, et au mieux de pouvoir lui répondre dans sa langue. Par conséquent, la compréhension de l’un et de l’autre se verrait renforcée. Cette compréhension mutuelle a aussi une grande importance au niveau social et culturel, puisque la connaissance de la langue de l’autre côté de la frontière permet de rapprocher les citoyens de chaque pays, renforçant ainsi la confiance en la population voisine et la coopération sur différents plans. Un autre avantage d’un meilleur partage de langues est le renforcement des liens éducatifs, à travers lesquels davantage de programmes scolaires binationaux et d’échanges universitaires franco- allemands voient le jour. 

"A travers la connaissance de la langue du pays voisin, la jeunesse française et allemande se voit par conséquent offrir une éducation plus riche, plus variée, et plus ouverte, lui permettant par la suite d’avoir accès un marché du travail allant au-delà du marché national. Enfin, il ne faut pas non plus oublier que le développement de la francophonie en Allemagne et de la germanophonie en France favorise conséquemment l’économie commune, et ce surtout dans les régions frontalières comme susmentionné."

En date du 22 janvier 2019, soit 56 ans après la fameuse réconciliation franco-allemande par le Traité de l’Elysée, la Chancelière allemande Angela Merkel et le Président français Emmanuel Macron ont signé le Traité d’Aix-la-Chapelle, dont l’objectif principal est le renforcement des liens entre les deux pays voisins déjà existants, entre autres sur le plan de la coopération entre les régions frontalières, entre les sociétés civiles,l’éducation et la culture. Sur ces deux derniers points, l’on peut souligner la création de près de neuf instituts culturels franco-allemands intégrés ou encore du fonds citoyen commun, permettant à des sociétés civiles existantes ou souhaitant s’engager à l’avenir d’obtenir un soutien financier pour leurs projets. Au-delà de l’Assemblée parlementaire franco-allemande qu’il crée, le Traité d’Aix-la-Chapelle soutient vivement l’Office pour la Jeunesse Franco-Allemande (OFAJ).

 

A priori prometteur, ce Traité semble finalement davantage symbolique lorsque l’on s’y intéresse de plus près puisqu’il ne contient, en réalité, que peu de changements concrets afin de raviver la flamme entre la France et l’Allemagne. Néanmoins, il a le mérite d’avoir permis de susciter des débats et de remettre sous les feux des projecteurs les liens de ce couple moteur de l’Union européenne afin de les redynamiser.

 

Un tel traité n’est heureusement pas l’unique moyen pour trouver des solutions pour promouvoir le français et l’allemand de l’autre côté de la frontière. Une étude des chiffres quant à l’apprentissage du français en Allemagne et de l’allemand en France permet de soulignerun système scolaire semblant désaxé par rapport aux évolutions sociales de ces dernières décennies. Pour pallier un éventuel manque de dynamisme et d’intérêt des élèves dans les cours de langues, l’on pourrait s’intéresser à une refonte des programmes scolaires de langues, afin de s’éloigner de la vision actuelle – parfois trop scolaire – des langues afin de les recontextualiser et parvenir à des mesures plus incitatives et divertissantes pour les élèves..

 

Comme soutenu par divers intervenants lors de la table ronde de la Maison Heinrich Heine sur le thème « Pour la diversité linguistique : quelle dynamique franco-allemande ? » du 11 février 2019, il pourrait être très intéressant de revenir à un système où la première langue vivante étrangère que les élèves apprennent en France et en Allemagne ne soit pas l’anglais, mais l’allemand, le français ou toute autre langue européenne. Contrairement à l’idée reçue et fortement répandue en raison de son statut de langue de communication internationale, l’anglais ne constitue pas le meilleur choix de première langue étrangère à apprendre. Pour un élève français par exemple, il serait bien plus judicieux de commencer par apprendre l’allemand et par la suite l’anglais. Cette première étant plus complexe que la seconde tout en ayant beaucoup de points communs, l’élève aurait moins de difficultés à apprendre l’anglais et n’aurait aucun désavantage à commencer un apprentissage plus tardif de l’anglais. Un compromis pourrait aussi être l’apprentissage simultané de deux langues étrangères. Cela permettrait de mettre fin au problème de mise en concurrence entre les langues vivantes étrangères et aux élèves de développer leur flexibilité mentale, comme par exemple par des classes « bi-langues » ou des écoles européennes ou internationales, tel que le Lycée International de St-Germain en Laye, où les élèves suivent plusieurs enseignements nationaux en plus de leurs cours de langues vivantes.

 

L’on pourrait également agir en dehors de l’éducation, et se tourner davantage vers les populations nationales mais aussi régionales, en redynamisant les jumelages déjà existants et proposant de nouveaux projets de mobilité afin de parvenir à davantage d’échange entre allemands et français. Il y a une grande diversité de projets à mettre en œuvre et de façons de rapprocher les individus de ces deux pays, permettant sur le long terme de parvenir non seulement à une francophonie et une germanophonie durable, soutenant ainsi la diversité linguistique européenne si précieuse, mais également à une européanisation des régions transfrontalières.

 

Pour aller plus loin / sources :

À PROPOS DE L'AUTEUR : 

D'origine franco-allemande, Fiona Desnos a entamé ses études de droit avec un double cursus de droit franco-allemand à l'université Paris 1 - Panthéon Sorbonne et l'Universität zu Köln. Passionnée par le droit européen et international, elle a poursuivi son parcours académique avec un Master 2 - droit européen et international des activités économiques, qu'elle a clôturé avec son stage au sein de FSF. Durant ce stage, elle s'est notamment penchée sur les partenariats avec les pays germanophones.

LinkedIn