· 

Frankophonie(s) - Par Louise Soucheyre, administratrice FSF

Frankophonie(s)

Par Louise Soucheyre, administratrice FSF

Ce mois de mars 2020, la crise sanitaire mondiale a bien failli avoir raison de l’enthousiasme et de l’esprit de fête qui animent habituellement la semaine internationale de la francophonie. Les propositions numériques et messages de paix ont émergé en nombre de tous les continents, témoignant malgré tout de la richesse de la francophonie.

 

Autour du monde, les peuples ont tous un rapport différent à cette francophonie multiple, à la langue française, aux enjeux qui lui sont liés dans chaque région, et à l’idée de communauté internationale francophone. C’est ce qu’illustre avec justesse Marie Verdier dans son dernier ouvrage Le tour du monde du français (La Librairie Vuibert, 2019) : elle y explore la place de la langue française de 15 pays, et le rapport parfois complexe de leurs habitants à celle-ci. De la lutte pour la reconnaissance sociale à l’innovation lexicale, les francophones ont tous des préoccupations différentes, en fonction de l’histoire de l’introduction de la langue sur leur territoire, ou en fonction de sa prévalence et des autres langues en présence.

 

Ainsi parler des francophonies, au pluriel, s’avère bien plus juste, car lorsque des francophones d’horizons divers échangent autour de leur pratique de la langue et des problématiques qu’ils rencontrent, il arrive qu’ils se heurtent à une incompréhension mutuelle. Le français est-il un combat partout, comme il l’est dans certaines provinces canadiennes ? La promotion de l’éducation en français poursuit-elle les mêmes buts au Rwanda qu’au Liban ? Quel sens a la défense de la francophonie pour une Française ou un Français ?

 

 

Au-delà même des différences entre communautés francophones, les régions a priori « non francophones », c’est-à-dire dont le français n’est ni une langue officielle ni une langue d’administration et qui n’ont pas de lien colonial avec la France ou la Belgique ont, elles aussi, un rapport particulier à la langue française, que nous devons valoriser.

 

Qui qualifierait par exemple l’Allemagne de pays francophone ?

 

Pourtant, il s’agit du 5e pays au monde comptant le plus de locuteurs du français, derrière la France, la République Démocratique du Congo, l’Algérie et le Maroc d’après l’OIF[1]. Une étude menée à l’Université Laval estime à 14,0 % la part de la population « qui a le français comme langue maternelle ou qui a des connaissances suffisantes pour converser dans cette langue »[2]. Aucune statistique ne donne toutefois la part de locuteurs quotidiens dans le pays, mais il est clair que pour les francophones d’Allemagne, le français est avant tout une langue étrangère, apprise à l’école.

 

L’Allemagne est un pays où l’on enseigne beaucoup le français à l’école et dans les instituts et alliances, et c’est en tout cas le pays du monde qui compte le plus de candidats au Diplôme d’étude de la langue française (DELF), notamment dans sa version scolaire avec près de 50 000 inscrits par an. Cela est dû bien sûr à la relation particulière entre la France et l’Allemagne, dans tous les domaines, et notamment le domaine culturel. Depuis le Traité de l’Elysée en 1963, dit de « l’amitié franco-allemande », les liens n’ont cessé de se renforcer, sur un plan institutionnel (Sommets culturels franco-allemands) comme sur le plan des échanges entre les personnes (sous l’égide de l’Office franco-allemand pour la jeunesse entre autres).

 

Cette étroite collaboration bilatérale des deux rives du Rhin peut par exemple expliquer en partie que l’Allemagne ne soit à ce jour pas candidate pour entrer dans l’Organisation internationale de la Francophonie. Les thèmes culturels promus par l’OIF, que ce soit la langue française ou la diversité en général, sont en effet pour l’Allemagne en majeure partie perçus à travers le prisme de la relation franco-allemande ; celle-ci joue d’ores et déjà un rôle moteur sur la scène internationale, et la France a par exemple pu largement s’appuyer sur ce levier dans les discussions et travaux préparatoires à la Convention de l’UNESCO sur la diversité des expressions culturelles de 2005 (Déclaration franco-allemande de Sarrebruck en novembre 2003[3]), parallèlement à la mobilisation de l’OIF qui visait les Etats du sud.

 

Toutefois, malgré cette coopération sans égale, l’image de la langue française se dégrade en Allemagne et son enseignement est en perte de vitesse ces dernières années. Bien que le français reste la seconde langue apprise par les élèves allemands derrière l’anglais, on compte aujourd’hui moins d’1,5 million d’apprenants (13,8% d’entre eux) contre près d’1,9 million en 2006 (16%)[4]. De moins en moins d’allemands choisissent une deuxième langue vivante étrangère dans le secondaire, au profit d’options jugées plus favorables à leur préparation à la vie active (matières scientifiques notamment). Parallèlement, les effectifs baissent dangereusement dans les départements de « romanistique » à l’université. C’est en fait l’évolution récente du système éducatif allemand qui les y encourage, poussée par les mauvais résultats du pays dans les dernières études PISA : le français, largement perçue comme « langue de culture », valorisée presque uniquement à travers sa littérature classique et traditionnellement enseigné selon la méthode grammaticale, représenterait un effort d’apprentissage insuffisamment rentable (une image assez comparable à celle de l’allemand dans les écoles de France).

 

Même si les réformes éducatives en Allemagne ont eu du bon par ailleurs, cette déconsidération des langues et du français en particulier doit beaucoup à la vision quelque peu étroite du français uniquement comme langue de France – si important ce partenaire économique, culturel et politique soit-il pour l’Allemagne. Promouvoir la francophonie en Allemagne, c’est-à-dire le français comme langue globale, en ferait au contraire un atout majeur de préparation à la vie active pour les jeunes allemands, avec une multiplication considérable des débouchés économiques, en particulier dans cette période de ralentissement pour le pays.

 

Depuis peu, la représentation française en Allemagne en a d’ailleurs pris conscience : la coopération avec la trentaine d’autres ambassades francophones a pris une part plus importante dans son action culturelle. Le 30 mars, la Maison des francophonies de Berlin fête d’ailleurs le premier anniversaire de son inauguration en 2019. Née sous l’impulsion du Centre français de Berlin, son objectif est de promouvoir l’apprentissage et l’usage de la langue française à travers la diversité des cultures francophones. Une grande Fête des Francophonies est d’ailleurs organisée depuis cinq ans à Berlin, et rassemble chaque année à la fin du mois de mars plus de 2000 personnes, familles, jeunes ou personnalités publiques.

 

À Berlin, ville cosmopolite par excellence et carrefour des cultures qui accueille déjà de nombreux festivals ouverts sur le monde, la scène francophone est dans son élément. On ne peut qu’espérer une prise de conscience générale de la valeur ajoutée que représente l’apprentissage de la langue française, ou plutôt des langues françaises, pour l’Allemagne et pour les autres pays non francophones habituellement à l’écart des discussions sur la francophonie.

 

 

Ainsi cette diversité de problématiques que rencontrent chaque pays ou chaque région dans son appréhension de la francophonie peut-elle représenter un défi pour les organisations francophones, qui fédèrent les différentes communautés en dépit de leurs divergences. C’est le cas de grandes institutions comme l’OIF, dont les membres n’ont d’ailleurs parfois qu’un rapport indirect à la langue française, mais c’est aussi le cas d’organisations non-gouvernementales, comme Francophonie sans frontières, avec ses trois équipes (France, Québec, Côte d’Ivoire) et ses nombreux correspondants sur tous les continents. Mais cette diversité est avant tout une richesse qu’il faut savoir percevoir, embrasser et accepter de considérer comme telle malgré la tentation de s’accrocher à sa perspective particulière de la question. Parce que valorisation de la francophonie rime, partout autour du globe, avec valorisation du multilinguisme, considérer toutes les réalités est essentiel.

 


[1] http://observatoire.francophonie.org/qui-parle-francais-dans-le-monde/

[2] https://www.odsef.fss.ulaval.ca/sites/odsef.fss.ulaval.ca/files/odsef-lfdm-2018.pdf

[3] https://www.land.nrw/sites/default/files/asset/document/21-11-2003-saarbruecker-erklaerung-zur-kulturellen-vielfalt-franzoesische-fassung.pdf

[4] Kmk.org