[TRIBUNE] Francophonie : la société civile en première ligne face aux conflits
par Emma Carpentier

Dans un contexte marqué par la recrudescence des crises et des conflits au sein de l’espace francophone, la société civile émerge comme un pilier essentiel de la prévention et de la résilience. Alors que les réponses étatiques et internationales peinent à contenir la complexité des tensions actuelles, de nouveaux acteurs s’affirment sur le terrain. La francophonie, bien plus qu’un simple lien linguistique, se construit autour de valeurs partagées de solidarité, de paix et de dialogue. Nous faisons l’hypothèse que la société civile francophone, par ses actions de terrain, ses initiatives de formation et sa diplomatie citoyenne, contribue de manière significative à la prévention des conflits et au maintien de la cohésion sociale dans cet espace fragmenté.
Le Centre d’étude et de réflexion sur le monde francophone (CERMF) définit l’espace francophone comme un vaste ensemble géographique de 16,3 millions de km2. Cet espace comprend des pays et régions où le français est utilisé comme langue officielle, co-officielle ou d'usage courant. Il englobe des territoires répartis sur les cinq continents dont une majorité en Afrique. Au vu de l’ampleur de cet espace de nombreux conflits et crises sont recensés et apparaissent dès lors comme un enjeu pour la société civile francophone.
Il est primordial de faire la distinction entre une crise et un conflit : une crise est une rupture ponctuelle et souvent imprévisible de l’ordre établi, générant une instabilité qui appelle une réponse rapide. Un conflit, en revanche, se caractérise par une opposition durable entre acteurs aux intérêts divergents, pouvant déboucher sur des tensions prolongées voire des violences. La différence principale réside ainsi dans la temporalité et la nature de l’opposition : la crise est souvent transitoire, tandis que le conflit s’inscrit dans la durée et repose sur une confrontation structurelle.
Le continent africain est aujourd’hui celui qui est le plus touché par ces phénomènes. En Afrique de l’Ouest et du Centre, nous pouvons nommer le Mali, le Burkina Faso et le Niger qui sont touchés par des conflits armés avec des groupes djihadistes, aggravés par des tensions géopolitiques et menant à une crise humanitaire et sécuritaire. Également, en République Démocratique du Congo (RDC) où un conflit armé a éclaté à l’Est (région Kivu, Ituri) opposant le M23 aux forces armées, renforcé par des tensions régionales avec le Rwanda qui provoque un déplacement massif des populations locales. Au Cameroun, on observe un conflit séparatiste anglophone dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ainsi qu’une insécurité dans le Nord liée à Boko Haram. En Centrafrique, malgré des élections la situation reste instable avec la présence continue de groupes armés et la dépendance sécuritaire accrue vis-à-vis du groupe Wagner. En Afrique du Nord, ce sont plutôt des crises que nous pouvons identifier comme en Tunisie où se déroule une crise politique et institutionnelle.
Les Caraïbes connaissent également des crises tel que le montre le cas haitien, où une crise à la fois politique, sécuritaire et humanitaire prend place suite à une criminalisation généralisée de l’Etat et à l’influence grandissante des gangs. La France connaît aussi des crises avec ses territoires d’outre-mer comme la Nouvelle-Calédonie où les tensions autour du processus d’indépendance donnent lieu à une crise politique latente.
Ces crises et conflits qui touchent l’espace francophone ont un impact à l’échelle mondiale puisqu’il existe une interconnexion des crises. Par exemple, la désertification du Sahel en raison de la crise climatique entraîne des conflits et une forte insécurité. Tous ces éléments combinés provoquent des flux migratoires à destination de l’Europe et forment finalement une crise migratoire. D’une crise environnementale découle des tensions et des conflits qui impactent les populations locales et provoquent leurs déplacements massifs.
Dès lors, cet espace francophone ne doit pas être simplement compris comme une zone conflictuelle où le seul vecteur commun est linguistique. La francophonie est porteuse de valeurs, dont la première est la langue, utilisée comme un outil de communication et de dialogue entre les peuples.
Elle défend aussi les droits fondamentaux et la démocratie, encourage la coopération internationale et prône l’entraide entre les pays francophones. En d'autres termes, l’espace francophone est plus qu’une zone linguistique puisqu’il a vocation à l’entraide et à la solidarité.
Face à la complexité croissante des crises qui secouent l’espace francophone, la société civile s'impose comme un relais essentiel dans les efforts de prévention des conflits. Moins dotée que les États en termes de pouvoir d’intervention direct, elle n’en demeure pas moins un acteur central en amont des tensions, à travers des actions de sensibilisation, de formation et de médiation sur le terrain.
Ce rôle complémentaire, bien que parfois discret, s’inscrit dans une dynamique d’engagement à l’échelle locale, régionale et internationale, où la solidarité francophone prend tout son sens.
➔ Des programmes pour prévenir les tensions à la racine : De nombreuses initiatives portées par la société civile francophone s’attaquent aux causes structurelles des conflits. Le lien entre dégradation environnementale, pauvreté et instabilité est aujourd’hui largement reconnu, et c’est dans cette perspective que s’inscrit le projet SAHEL FSF-GMV, soutenu par Francophonie sans frontières. Ce programme s’aligne sur l’ambition de la Grande Muraille Verte et vise notamment la formation des jeunes à l’éducation à l’environnement, la sensibilisation des acteurs locaux à la gestion durable des ressources naturelles, ou encore l’organisation d’ateliers destinés aux femmes et aux jeunes autour de l’entrepreneuriat agricole. L’objectif est clair : agir sur les causes profondes des migrations forcées et des tensions socio-économiques en renforçant la résilience des communautés. À travers le Réseau des Établissements Verts du Sahel (REVES), ces actions prennent forme dans les écoles, les villages, les espaces publics. Également, elles permettent non seulement de lutter contre le réchauffement climatique, mais aussi de freiner les dynamiques de pauvreté, d’exclusion et de migrations forcées, souvent à l’origine de tensions sociales et politiques. En parallèle, FSF propose des modules de formation pour lutter contre la désinformation, fléau contemporain qui alimente la polarisation et fragilise la cohésion sociale dans de nombreuses régions.
➔ Renforcer les capacités locales pour la paix : La société civile francophone agit également sur le terrain institutionnel, à travers des programmes de formation à la paix et à la gestion des crises. L’OIF, en partenariat avec UNITAR et l’Observatoire Boutros-Ghali, propose ainsi des formations à destination des personnels civils engagés dans les opérations de maintien de la paix. Ces modules participent au renforcement des capacités locales. Les programmes institutionnels peuvent être influencés par la société civile qui sait faire porter sa voix au sein des institutions. Francophonie sans frontières, au travers d’une lettre à propos de la situation en RDC, exprime ainsi son engagement à porter ses préoccupations auprès de l’OIF pour mettre en place des programmes concrets d’aides aux populations locales.
➔ Emploi, jeunesse et diplomatie citoyenne : Un autre champ d’action prioritaire réside dans l’employabilité des jeunes, enjeu majeur pour la stabilité de nombreuses régions francophones. Le projet FSFS-INT003 de Francophonie sans frontières met en avant l’importance des universités et de la formation professionnelle comme espaces de co-construction du savoir et d’insertion économique. L’édition 2024 du CIESDI, qui a eu lieu à l’Université de Toamasina (Madagascar), portait sur « L’employabilité et l’insertion professionnelle des jeunes par l’économie bleue dans l’Océan Indien ». Cette diplomatie citoyenne de la jeunesse francophone, fondée sur l’innovation et la coopération, contribue à construire des sociétés plus justes, plus inclusives et moins vulnérables aux tensions sociales et politiques.
➔ Agir là où les États ne vont pas : Comme le souligne Thierry Tardy, les ONG et les autres composantes de la société civile interviennent souvent en parallèle des acteurs étatiques, particulièrement dans les situations où ces derniers n’ont pas la capacité ou la volonté d’agir efficacement. Elles traduisent l’émergence d’une société civile internationale, porteuse d’une forme de conscience éthique – en particulier dans les contextes francophones marqués par des tensions politiques, sociales ou environnementales. Les ONG telles que Francophonie sans frontières (FSF), qui se revendique apolitique, incarnent cet esprit. Par leur proximité avec les populations locales, elles développent des projets ciblés et adaptés aux réalités du terrain. Leurs interventions sont d’autant plus cruciales lorsqu’elles accompagnent des opérations de paix ou des missions internationales : elles deviennent alors des acteurs incontournables des politiques de gestion de crise.
➔ Un potentiel réel, des limites structurelles : Les actions de la société civile francophone montrent un potentiel indéniable dans la prévention des conflits : elles s’ancrent dans les réalités locales, misent sur l’éducation et la formation, et favorisent des dynamiques de coopération entre acteurs non étatiques. Toutefois, elles ne peuvent à elles seules résoudre des crises géopolitiques majeures. Leur impact reste souvent indirect, complémentaire, et dépend en grande partie du soutien des pouvoirs publics, des financements disponibles et de la reconnaissance institutionnelle de leur rôle. Ainsi, sans prétendre se substituer aux mécanismes étatiques ou multilatéraux, la société civile francophone démontre qu’elle peut, et doit, être un maillon stratégique dans les chaînes de prévention des conflits. Ses actions, qu’elles relèvent de l’éducation, du développement durable ou de l’inclusion sociale, sont autant de réponses concrètes à la complexité du monde actuel.
Dans un espace francophone marqué par la persistance des crises, la société civile joue un rôle central dans la prévention des conflits et le renforcement de la cohésion sociale. Ses actions concrètes, souvent portées par des ONG proches du terrain, constituent une réponse efficace aux tensions qui fragilisent de nombreuses régions francophones. Comme le souligne Élodie Riche (chargée de recherche à l’AFD), les dépenses militaires tendent à supplanter les investissements sociaux, détournant les ressources de ce qui constitue pourtant le cœur de la prévention : l’aide au développement, à travers des projets locaux, ciblés et portés par les populations elles-mêmes. C’est précisément là que la francophonie peut et doit agir : en soutenant ces dynamiques locales, en renforçant les réseaux francophones d’ONG, et en intégrant pleinement la société civile dans les processus décisionnels. Car la francophonie ne se réduit pas à une langue partagée : elle incarne des valeurs de dialogue, de solidarité et de paix. La francophonie agit, mais elle doit pouvoir agir davantage. Pour cela, il faut lui en donner les moyens qu’ils soient politiques, financiers ou encore institutionnels. L’avenir de la francophonie se joue aujourd’hui : sur le terrain, dans les partenariats de proximité et sur la scène internationale où elle peut devenir un véritable vecteur de stabilité. Dans un monde en tension, permettre à la francophonie d’être une force d’action et de médiation, c’est investir dans une paix durable et partagée.
Pour aller plus loin :
- CABANIS André, Conflictualité et francophonie en Afrique : la prévention des conflits et les seuils d’alerte, Thèse, Université Toulouse 1 Capitole.
- JEAN Michaëlle, « Chapitre 2. Œuvrer pour l’émergence de la gouvernance démocratique », in La Francophonie des exigences, Bruxelles, Bruylant, 2018, p.125-288.
- TARDY Thierry, Gestion de crise, maintien et consolidation de la paix : Acteurs, activités, défis, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, coll. « Crisis », 2009.
- BAGAYOKO Niagalé & RICHE Élodie, « Conflits armés en Afrique : “on a enfermé le continent dans des visions stéréotypées” », Agence Française de Développement, 27 janvier 2025.
- BETH Emmanuel, « La langue française, vecteur de dialogue et de négociations », Revue internationale et stratégique, n° 71, 2008/3, p. 105-107.
- GAYE Babacar, « Vers une intégration renforcée de la francophonie aux efforts de la communauté internationale », Revue internationale et stratégique, n° 71, 2008/3, p.113-116.
- MUSINDE, Julien Kilanga, « Stratégie jeunesse de la francophonie (2015-2022) », Éla. Études de linguistique appliquée, n° 215, 2024/3, p. 275-283.
- Observatoire Boutros Ghali.
- OIF – Organisation internationale de la Francophonie.
- UNITAR – United Nations Institute for Training and Research.